Natura Pictrix, hommage à Roger Caillois

Vue de l’exposition Natura Pictrix, hommage à Roger Caillois
Filippo Napoletano, cercle de, Les anges annoncent la naissance du Messie aux bergers, XVIIe siècle, huile sur travertin, 29 x 25,5 cm
Anonyme, [3 personnages peints sur paésine], huile sur une plaque de paésine, 14,5 x 27,5 x 4 cm encadrée
Anonyme, [huile espagnole sur travertin représentant la Vierge et l’Enfant], XVIIème siècle, huile sur travertin, 21 x 16 x 0,8 cm
Francisco Tropa, Agate, 2023, impression jet d’encre sur papier montée sur aluminium, 71,5 x 71,5 x 4 cm encadré

Écrivain, penseur et collectionneur, Roger Caillois (1913-1978) fut l’une des figures les plus originales de la vie intellectuelle française du XXème siècle. Au cours d’une carrière riche et mouvementée, Caillois fut tour à tour proche du Grand Jeu puis des Surréalistes, fondateur du Collège de sociologie aux côtés de Georges Bataille et Michel Leiris, directeur de revue en Argentine, éditeur et traducteur promouvant en France les littératures sud-américaines (il révéla Jorge Luis Borges), puis fonctionnaire à l’Unesco et enfin membre de l’Académie française. 

Élaborée aux carrefours de disciplines multiples, son œuvre foisonnante compte plus d’une trentaine d’ouvrages sur des sujets aussi divers que les mantes religieuses, les mythes, le sacré, les jeux, le rêve, le mimétisme, la guerre, le fantastique ou les pierres. Ce corpus apparemment disparate trouve sa cohérence dans une grande idée qui obsédait Caillois : l’unité du monde. Selon lui, la nature serait tissée d’une seule et même trame qui se manifeste par des analogies cachées entre les phénomènes naturels. Recenser et classer l’ensemble des analogies qui unissent les différents règnes de la nature permettrait de mettre à jour la structure poétique du monde.

C’est en établissant un rapprochement de ce type entre les moirures métalliques d’un minéral, la labradorite, et les iridescences des ailes d’un papillon, le morpho, que Caillois commença à s’intéresser aux pierres. De simple sujet d’étude et de curiosité elles devinrent vite une véritable obsession. Fasciné par le pouvoir d’évocation de certains spécimens dans lesquels l’imagination croit reconnaitre la représentation plus ou moins fidèle d’objets réels, Caillois se mit à réunir les minéraux les plus étranges, les plus graphiques, les plus féconds en simulacres et en symboles, bâtissant une importante collection dont les plus belles pièces sont aujourd’hui exposées dans les musées parisiens. 

Lui qui se méfiait des charmes des beaux-arts et de la littérature, il ne se lassait jamais de contempler ses pierres à images. « Je préfère leurs dessins aux peintures des peintres, leurs formes aux sculptures des sculpteurs, tant elles me paraissent les œuvres d’un artiste moins méritant mais plus infaillible qu’eux. » (in Pierres, Gallimard, 1966) Le déchiffrement des pierres lui inspira ainsi l’une de ses grandes idées. Si l’on ne peut assimiler les minéraux à des œuvres d’art en tant que telles, c’est-à-dire à des créations délibérées, il semble néanmoins que la nature puisse parfois mériter le titre d’artiste et les pierres celui d’œuvres d’art naturelles. Natura pictrix, la nature peintre, comme l’appelait Caillois (in Méduse et Cie, Gallimard, 1960), s’impose alors comme une concurrente redoutable des artistes, ayant précédé avec audace leurs trouvailles d’hier et d’aujourd’hui. 

Cette réflexion originale doit beaucoup à l’étude souvent reprise par Caillois d’une pierre en particulier : la paésine. Les paésines sont des calcaires microcristallins dont les gisements se trouvent en Toscane, dans la région de Florence. Après coupe et polissage, ces pierres laissent apparaitre des motifs qui suggèrent de manière troublante toute une gamme de paysages : villes et villages aux édifices en ruine, panorama de gratte-ciels, falaises sur le littoral, grottes marines, mers déchainées, ciels tourmentés etc. D’où leur nom de marbre-paysage ou marbre-ruine.     

Les paésines suscitèrent l’engouement au XVIe et au XVIIe siècle. Très recherchées, elles ornaient les cabinets de curiosités des Médicis, de Gustave-Adolphe de Suède ou de Rodolphe II de Habsbourg. Elles entraient dans la composition de somptueuses marqueteries de pierre. Les plus saisissantes d’entre elles faisaient même l’objet d’encadrements qui leur conféraient le statut de véritables tableaux. Des tableaux naturels dont les artistes eux-mêmes reconnaissaient la valeur esthétique, pour ne pas dire artistique, au point de troquer parfois la toile pour le minéral. 

Sans doute aidés par des tailleurs de pierre, ils choisissaient les paésines, mais aussi les jaspes, les marbres ou les lapis-lazulis dont les couleurs et les veines se prêteraient le mieux à leur fantaisie et les peuplaient de personnages, d’arbres, d’animaux, d’objets. Des peintres comme Sebastiano del Piombo (1485-1547), Antoine Carrache (1583-1618), Johann König (1586-1642) ou Mathieu Dubus (1590-1665) profitèrent ainsi des décors naturels qui s’offraient à eux pour composer des scènes religieuses et mythologiques dans lesquelles art et nature dialoguent et se confondent. 

Natura Pictrix rend hommage au penseur original et au grand collectionneur que fut Caillois ainsi qu’à cette tradition de la peinture sur pierre qu’il a si bien mise en lumière. L’exposition réunit un choix de pierres peintes anonymes datant du XVIIe siècle, des paésines exceptionnelles, mais aussi un frottage de Max Ernst ayant appartenu à Caillois. C’est aussi l’occasion d’une rencontre entre création historique et art contemporain, avec des œuvres inédites du sculpteur Francisco Tropa, chez qui les lames d’agate occupent une place particulière.